Enfance et vulnérabilité

Coordination

Judit Vari, Alexandre Baguet


L’enfant est ontologiquement vulnérable. En cours de constitution biologique, psychologique et sociale, il est par excellence l’archétype de l’être inachevé et en devenir, qui n’a pas encore acquis toutes ses défenses internes – et donc, pour reprendre le terme donné en 2004 par l’Observatoire de l’enfance, « en danger », blessable, vulnérable. Ce qui impose à la société de lui accorder des protections externes de nature visant à la fois l’enfance en général et de manière spécifique visant cette fois certaines catégories d’enfants : maltraités, migrants, orphelins, etc. (Soulé, 2004).

Ainsi le problème de l’enfant est qu’il se définit par sa « vulnérabilité » mais dans un sens réduit à « sa dépendance » ce qui entrave à sa reconnaissance comme un acteur à part entière, c’est-à-dire capable et reconnu pour ses choix, dans ses prises de position, ses opinions etc. C’est notamment l’incertitude de l’enfance qui le rend vulnérable, or dans la philosophie pragmatiste par exemple celle de Dewey, Mead, et Lippman, mais aussi dans les éthiques du care (Paperman, Tronto) , c’est justement cette incertitude qui est motrice et créatrice, et ouvre les champs des possibles.

Dans ces perspectives, l’immaturité de l’enfant est une force, elle est le pouvoir de croître. L’immaturité comporte deux traits la caractérisant : la dépendance et la malléabilité. La dépendance n’est évidemment pas un élément positif en tant que tel, mais elle s’accompagne d’une croissance des capacités et non d’un penchant au parasitisme, et en ce sens elle est constructive (Dewey, 1990 [1916] : 84). De plus, les enfants ont une capacité sociale et d’un point de vue social, la dépendance implique l’interdépendance, l’individu a besoin des autres pour croître. La malléabilité est définie comme la capacité d’apprendre par expérience, « le pouvoir d’acquérir des dispositions, sans lequel l’acquisition des habitudes est impossible. » (Dewey, 1990 [1916] : 85-86). L’individu apprend des expériences antérieures à faire face aux situations ultérieures. Aussi l’enfant n’est pas non plus pourvu d’aptitudes naturelles qu’il suffirait de laisser se développer sans contrainte. Il faut favoriser la croissance de l’individu, l’accompagner et la guider, d’où la place primordiale de l’éducateur.

Cette conception de l’enfant rend non seulement l’enfant actif de sa propre socialisation, puisqu’il expérimente, comme l’adulte, mais avec ses capacités propres le monde qui l’entoure ; et dans le même temps, renvoie à l’adulte sa propre vulnérabilité, l’adulte peut aussi avoir ses propres faiblesses, et faire de mauvaises expériences. Certaines situations peuvent déstabiliser les éducateurs et mettre alors à nu leur vulnérabilité (les adultes qui sortent de leur rôle, se mettent à insulter les enfants, à pleurer, etc.) sont autant de signes de leurs faiblesses. Ainsi il ne s’agit plus d’un éducateur qui doit se montrer invincible et insensible, mais c’est justement par l’exposition de ses fragilités qu’il guide l’enfant dans croissance.

Certaines pratiques pédagogiques et éducatives – les pédagogies nouvelles, la philosophie pour enfants – permettent aux individus de se dévoiler, et se faisant favorisent le développement de la moralité de l’enfant en développant une véritable coopération entre les adultes et les enfants. C’est seulement alors que les acteurs s’initient à une pratique active de la démocratie.

Dans ce chantier, nous envisageons ainsi de réfléchir d’une part aux expériences variées des vulnérabilités du point de vue des enfants et des éducateurs pris au sens large, en explorant notamment de quelles manières les expériences des vulnérabilités peuvent ou non être éducatives. Plusieurs pistes seront ainsi explorés : quels sont les effets des dispositifs notamment ceux de philosophie pour enfants dans la prise en compte de leur propre vulnérabilité, celle-ci peut-elle alors devenir capacitante ? A quelles conditions ? Les dispositifs mettant en avant les capacités des enfants permettent-ils de faire entendre la parole de l’enfant dans les espaces publics ? Comment les enfants comprennent et prennent en compte les vulnérabilités des adultes dans leurs activités et représentations ?


éléments bibliographiques
  • Cukier Alexis et Debray Éva (éd.), La Théorie sociale de George Herbert Mead. Études critiques et traductions inédites, Lormont, le Bord de l’eau, coll. « La bibliothèque du MAUSS », 2014.
  • Dewey John, Démocratie et éducation ; suivi de Expérience et éducation, Préf. D. Meuret, J. Zask, G. Deledalle, Paris, Armand Colin, 2011.
  • Goffman Erving, Stigmate. Les usages sociaux des handicaps, Alain Kihm (trad.), Paris, les Éditions de Minuit, 1975.
  • Lévy-Vroelant Claire, Joubert Michel et Reinprecht Christoph (éd.), Agir sur les vulnérabilités sociales: les interventions de première ligne entre routines, expérimentation et travail à la marge, Saint-Denis, Presses universitaires de Vincennes, 2015.
  • Lipman Matthew, À l’école de la pensée. Enseigner une pensée holistique, Nicole Decostre (trad.), Préf. M. Voisin, Bruxelles, De Boeck université, 2011.
  • Mead George Herbert, L’Esprit, le soi et la société, Daniel Cefaï et Louis Quéré (trad.), Paris, PUF, 2006.
  • Nussbaum Martha Craven, Les Émotions démocratiques: comment former le citoyen du xxie siècle ?, Solange Chavel (trad.), É, Paris, Climats, 2011.
  • Paperman Patricia et Laugier Sandra (éd.), Le Souci des autres. Éthique et politique du care, Pariss, Éditions de l’EHESS, 2011.
  • Ricœur Paul, « Autonomie et vulnérabilité », dans Le Juste 2, Paris, Éditions Esprit, 2001, p. 85-106.
  • Sasseville Michel, La Pratique de la philosophie en communauté de recherche. Entre rupture et continuité, Québec, Presses de l’Université Laval, 2018.
  • Soulet Marc-Henry, « Reconsidérer la vulnérabilité », Empan, vol. 60, no 4, 2005, p. 24-29.
  • Tronto Joan C. Auteur, Un monde vulnérable. Pour une politique du care, Hervé Maury (trad.), Préf. L. Mozère, Paris, Éditions la Découverte, 2009.
  • Zask Joëlle, L’opinion publique et son double. Livre II : John Dewey, philosophe du public, Paris, L’Harmattan, 1999.
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